6
Neutralité
Sur le chemin du retour, je ne prêtai guère attention à la route dont la chaussée humide luisait sous le soleil, repensant à tout ce que m’avait confié Jacob, tâchant de trier les informations, de donner un sens au fatras qui encombrait mon esprit. Je me sentais légère – Jake m’avait souri, les secrets avaient été abordés… sans être parfaite, la situation s’était améliorée. J’avais eu raison d’effectuer cette visite. Jacob avait besoin de moi, je ne courais aucun risque avec lui.
Le danger surgit de nulle part. Soudain, l’éclat aveuglant de la nationale dans mon rétroviseur fut remplacé par une Volvo argentée qui collait à mon pare-chocs arrière.
— Flûte ! marmonnai-je entre mes dents.
Je faillis me ranger sur le bas-côté, me ravisai : j’avais trop la frousse pour l’affronter tout de suite. J’avais espéré disposer d’un peu de temps… et de Charlie pour jouer les tampons – Edward n’aurait pas osé élever la voix en sa présence. Je me contraignis à fixer le pare-brise et à ignorer le véhicule qui me suivait. En poule mouillée accomplie, je me rendis droit chez Angela sans croiser une seule fois le regard qui, je le sentais, vrillait mon dos. Il m’accompagna jusqu’à destination, ne s’arrêta pas quand je me garai devant la maison des Weber. De mon côté, je l’ignorai, guère désireuse d’affronter l’expression qu’il pouvait arborer, et je me ruai vers la porte, cependant qu’il s’éloignait.
Ben m’ouvrit avant même que j’aie terminé de frapper, comme s’il s’était tenu juste derrière le battant.
— Salut, Bella ! s’exclama-t-il, surpris.
— Salut, Ben ! Angela est ici ?
Pourvu qu’elle n’ait pas oublié nos projets ! Je ne tenais pas à rentrer chez moi maintenant.
— Oui.
Au même instant, mon amie apparut en haut de l’escalier.
— Bella ! s’écria-t-elle.
Un bruit de moteur retentit dans la rue, attirant l’attention de Ben. Je ne m’alarmai pas – ces crachotements et pétarades n’avaient rien de commun avec le ronronnement de la Volvo. Sans doute le visiteur que Ben avait guetté.
— Austin est là, annonça-t-il d’ailleurs à Angela qui l’avait rejoint.
Un avertisseur claironna.
— À plus, dit Ben. Tu me manques déjà.
Passant son bras autour du cou de sa bonne amie, il l’attira à lui et l’embrassa avec fougue. Austin klaxonna de nouveau.
— Je file, Ang ! Je t’aime !
Ben se rua dehors. Angela tangua, les joues rosies, puis se ressaisit et agita le bras jusqu’à ce que les deux garçons eussent disparu. Puis elle se tourna vers moi et me sourit, un peu gênée.
— Merci, Bella. Du fond du cœur. Non seulement, tu vas m’éviter des crampes dans les doigts, mais tu m’épargnes deux longues heures d’ennui devant un film d’arts martiaux sans intrigue et mal doublé.
— Toujours ravie de te rendre service.
J’étais déjà moins nerveuse, je respirais mieux. Tout était tellement ordinaire, ici. Les événements banalement humains qui ponctuaient la vie d’Angela me rassuraient. Savoir que l’existence pouvait être normale m’emplissait d’un étrange sentiment de bien-être. Je suivis mon amie dans le couloir, au milieu d’un fouillis de jouets qu’elle écarta du pied.
— Où est passée toute la famille ?
— Mes parents ont emmené les jumeaux à une fête d’anniversaire à Port Angeles. Je n’en reviens pas que tu aies accepté de m’aider. Ben s’est défilé en s’inventant une tendinite.
— Ça ne me dérange pas du tout.
Nous entrâmes dans sa chambre, et je découvris la pile d’enveloppes qui nous attendaient.
— Oh ! murmurai-je.
Angela se tourna vers moi et m’adressa un regard d’excuse. Je comprenais maintenant pourquoi elle avait tant repoussé la corvée et pourquoi Ben l’avait esquivée.
— Je croyais que tu exagérais, avouai-je.
— J’aurais bien aimé. Toujours partante ?
— Allons-y. Je n’ai rien de mieux à faire, de toute façon.
Angela divisa le tas en deux et posa le carnet d’adresses de sa mère entre nous. Nous nous attaquâmes au pensum avec application et, au début, seul résonna le bruit de nos plumes sur le papier.
— Edward est absent ? me demanda Angela au bout d’un moment.
Mon stylo écorcha l’enveloppe que j’étais en train de rédiger.
— Emmett est rentré pour le week-end. Ils devaient partir en randonnée.
— Tu n’as pas l’air d’en être très sûre.
Je haussai les épaules.
— Tu as de la chance qu’Edward ait des frères. Si Austin n’était pas là pour Ben et leurs trucs de garçons, je ne sais pas comment je tiendrais le coup. Je ne suis pas du genre à être tout le temps dehors.
Elle se concentra quelques minutes sur son travail, j’écrivis quatre nouvelles adresses. En compagnie d’Angela, le silence n’exigeait jamais qu’on le comblât. Comme Charlie, elle n’éprouvait pas le besoin de parler à tout bout de champ. Comme lui cependant, elle était parfois un peu trop observatrice.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-elle un peu après. Tu sembles… anxieuse.
— C’est donc si évident ? marmonnai-je, penaude.
— Non, ça se devine, c’est tout.
Un petit mensonge sans doute, histoire de ne pas m’enfoncer.
— Tu n’es pas obligée d’en parler, assura-t-elle. Mais je suis prête à t’écouter si ça peut t’aider.
Je m’apprêtais à la remercier, sans donner suite – j’étais liée par trop de secrets que je n’avais pas le droit d’évoquer avec des humains –, mais ressentis brusquement une étrange urgence à me confier à une amie, à l’instar de n’importe quelle adolescente. Je regrettais que mes soucis ne fussent assez simples pour pouvoir les décortiquer en toute confiance avec une personne extérieure au conflit entre vampires et loups-garous, quelqu’un capable de mettre les choses en perspective, en dehors de tout parti pris.
— Oublie, murmura Angela avec bonne humeur. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas.
— Non. Tu as raison. Je suis préoccupée. C’est… c’est Edward.
— Que se passe-t-il ?
Il était si facile de parler à Angela ! Dans sa bouche, la question ne relevait en rien d’une curiosité morbide ni d’une soif de ragots, au contraire de Jessica, par exemple. Son intérêt était sincère.
— Il est furieux après moi.
— J’ai du mal à le croire. Que te reproche-t-il ?
— Tu te souviens de Jacob Black ?
— Ah !
— Oui.
— Il est jaloux.
— Non, ce n’est pas ça…
Je m’interrompis, m’apercevant un peu tard que j’aurais mieux fait de me taire. Comment expliquer la situation sans enfreindre les règles ? Pourtant, j’avais soif de me lâcher, tant j’étais frustrée de conversations normales.
— Edward estime que Jacob… a une mauvaise influence sur moi, repris-je. Qu’il est… dangereux. Or, tu sais que j’ai déjà eu pas mal d’ennuis il y a quelques mois… c’est idiot.
À ma grande surprise, Angela secoua la tête.
— Quoi ? demandai-je.
— Bella, j’ai vu la manière dont Jacob Black te regarde. Crois-moi, c’est la jalousie le vrai problème.
— Jacob n’est pas comme ça.
— À tes yeux. Toutefois…
— Il connaît mes sentiments pour Edward. Je ne lui ai rien caché.
— Edward est humain. Il réagit comme n’importe quel garçon.
Cette assertion m’arracha une grimace.
— Détends-toi, dit-elle en me tapotant la main. Ça lui passera.
— Je l’espère. Jake traverse une période difficile. Il a besoin de moi.
— Vous êtes très proches, hein ?
— Comme un frère et une sœur.
— Et Edward ne l’apprécie pas. C’est difficile, j’imagine. Je ne sais pas comment Ben réagirait dans la même situation.
— Comme n’importe quel garçon, plaisantai-je.
— Sûrement, s’esclaffa-t-elle.
Puis, sentant que je ne voulais – ne pouvais – pas m’étendre plus avant sur la question, et n’étant pas du genre à insister, elle changea de sujet.
— J’ai appris hier dans quel dortoir je serais à la rentrée prochaine, m’annonça-t-elle. Comme par hasard, c’est l’un des plus reculés du campus.
— Et Ben ?
— Il sera dans la résidence la plus proche de la fac. Quel veinard ! Et toi ? Tu as choisi ton université ?
Je baissai les yeux sur mes pattes de mouche. Durant quelques instants, je songeai à Angela et Ben s’installant à Seattle. La ville aurait-elle retrouvé la paix d’ici là ? Le jeune vampire qu’avait évoqué Edward serait-il parti ailleurs ? Un autre endroit serait-il en proie à l’angoisse en lisant les gros titres du journal local annonçant des meurtres abominables ? Serais-je la responsable de ces gros titres ?
— Celle d’Alaska, je pense, finis-je par répondre. Juneau.
— Ah bon ? s’étonna-t-elle. C’est super… Je pensais cependant que tu aurais préféré un coin… un peu plus chaud.
— Il faut croire que Forks m’a changée, rigolai-je.
— Et Edward ?
— Il ne craint pas le froid.
— Tant mieux. N’empêche, c’est si loin. Tu ne pourras pas revenir très souvent. Tu me manqueras. Tu m’enverras des mails ?
Un chagrin diffus se répandit en moi. Me rapprocher d’Angela maintenant était peut-être une erreur. D’un autre côté, n’aurait-il pas été encore plus triste de manquer cette ultime occasion de le faire ? Je me sortis de ces sombres pensées par une pirouette.
— Bien sûr ! Enfin, si j’arrive encore à taper sur mon clavier après avoir écrit toutes ces adresses.
Ce fut en riant que nous continuâmes, bavardant joyeusement de nos futures unités de valeur, ce qui me permit de ne plus réfléchir à l’avenir. Au demeurant, un souci plus urgent m’attendait ce jour-là – le courroux d’Edward. Je gagnai un peu de répit en aidant à coller les timbres.
— Alors, ces mains ? s’enquit Angela quand nous eûmes terminé.
— Elles s’en remettront ! dis-je en pliant et dépliant mes doigts.
En bas, la porte d’entrée claqua.
— Ang ? appela Ben.
— Il est temps que je me sauve, murmurai-je.
— Reste, si tu veux. Mais je te préviens, il risque de nous raconter son film dans les moindres détails.
— Charlie va s’inquiéter.
— En tout cas, merci.
— De rien. Je me suis bien amusée. Il faudra qu’on renouvelle ce moment entre filles.
— Aucun souci.
On frappa légèrement à la porte de la chambre.
— Entre, Ben !
Je me levai et m’étirai.
— Tu as survécu, Bella ! s’exclama Ben en se dépêchant de gagner ma place près d’Angela. Joli boulot, ajouta-t-il après avoir contemplé le tas d’enveloppes prêtes à être expédiées. Dommage qu’il n’en reste plus. J’aurais…
Il s’interrompit avant de reprendre d’une voix excitée :
— C’est trop nul que tu aies raté le film, Ang ! Le combat final, c’était quelque chose ! Génial ! Tu aurais vu ce type… Il faut absolument que tu y ailles si tu veux saisir toute la portée du truc.
Angela leva les yeux au ciel.
— À plus ! lançai-je avec un rire nerveux.
— C’est ça, soupira-t-elle.
Je regagnai ma camionnette dans un état d’extrême nervosité, n’aperçus personne. Je passai l’essentiel du chemin à jeter des coups d’œil dans mon rétroviseur, sans repérer la Volvo argent. Elle n’était pas garée devant chez nous non plus, quand j’y arrivai.
— Bella ? me héla Charlie.
— Salut, papa.
Il était devant la télévision.
— Bonne journée ?
— Oui. Comme ils n’avaient pas besoin de moi au travail, je suis allée à La Push.
Autant le lui révéler tout de suite. Cela lui ferait plaisir, et Billy le lui apprendrait tôt ou tard. Son visage n’exprima d’ailleurs pas de réelle surprise – il était déjà au courant.
— Comment va Jacob ? demanda-t-il en feignant l’indifférence.
— Bien, répondis-je avec une identique désinvolture.
— Tu es passée chez les Weber ?
— Oui. Nous avons terminé les invitations d’Angela.
— Formidable ! Je suis heureux que tu aies consacré un peu de ton temps à tes amis.
— Moi aussi.
Cet intérêt pour mes activités me sembla étrange. Je me rendis à la cuisine, histoire de calmer mon anxiété en m’occupant. Malheureusement, Charlie avait nettoyé les reliefs de son déjeuner. Je lambinai durant quelques minutes, contemplant le carré de lumière vive que le soleil dessinait sur le sol. Bon, autant y aller, je ne pouvais reculer indéfiniment les choses.
— Je monte travailler, annonçai-je, maussade, en me dirigeant vers l’escalier.
— Oui, à tout à l’heure.
Si j’étais encore vivante.
Je refermai soigneusement la porte de ma chambre avant de me retourner. Naturellement, il m’attendait, dans l’ombre de la fenêtre ouverte. Ses traits étaient durs, son attitude rigide. Il me toisa sans mot dire, et je me recroquevillai, prête à subir un torrent de reproches, qui ne vint pas toutefois. Edward continua à me fixer, trop furieux pour s’exprimer.
— Salut ! finis-je par chuchoter.
J’eus l’impression d’être devant une statue. Je comptai jusqu’à cent – il ne rompit pas le silence.
— Euh… je suis vivante.
Un grondement sourd monta de sa poitrine.
— Aucun bobo, insistai-je.
Il réagit enfin. Fermant les paupières, il se pinça l’arête du nez.
— J’ai failli franchir la frontière, Bella, murmura-t-il. Te rends-tu compte que j’ai manqué de rompre le traité rien que pour venir te chercher ? Comprends-tu ce à quoi cela aurait mené ?
J’étouffai un gémissement, il ouvrit les yeux, des yeux aussi froids et intraitables que la nuit.
— Je te l’interdis ! lançai-je. Ils sont prêts à n’importe quelle excuse pour se battre. Ils adoreraient ça. Ne transgresse jamais les règles établies !
— Ils ne seraient sûrement pas les seuls qu’une bonne bagarre ravirait.
— Pas de ça ! Vous avez accepté une trêve, tenez-vous-y.
— S’il t’avait blessée…
— Assez ! Tu n’as aucune raison de t’inquiéter. Jacob n’est pas un danger.
— Excuse-moi, mais tu n’es pas la mieux placée pour juger de ce qui est ou non périlleux.
— Je suis sûre que je n’ai pas à me soucier de Jake. Toi non plus d’ailleurs.
Ses mâchoires se crispèrent, ses mains formèrent deux poings. Il ne s’était pas approché de moi, et je haïssais la distance qui nous séparait. Respirant un bon coup, je traversai la pièce. Il ne broncha pas quand je l’étreignis. En comparaison de la tiédeur du soleil couchant qui pénétrait par la fenêtre, sa peau me parut particulièrement froide. Il semblait de glace, ainsi figé.
— Je suis désolée que tu te sois inquiété, soufflai-je.
Il soupira, se détendit un peu, m’enlaça enfin.
— C’est peu dire, maugréa-t-il. La journée a été très longue.
— Tu n’étais pas censé être au courant. Je pensais que tu chasserais plus longtemps.
Relevant la tête, je remarquai que ses prunelles étaient trop sombres et cernées d’un anneau violet. Il était sur ses gardes. Je fronçai les sourcils, mécontente.
— Quand Alice a vu que tu avais disparu, je suis revenu, expliqua-t-il.
— Tu n’aurais pas dû. Maintenant, tu vas être obligé d’y retourner.
— Rien ne presse.
— Ne sois pas ridicule. Ta sœur a eu tort de…
— Inutile d’ergoter. Et n’espère pas non plus que je t’autorise à…
— Oh que si ! C’est exactement ce que j’espère.
— Cela ne se reproduira pas.
— N’y compte pas. Et, la prochaine fois, tu sauras te maîtriser.
— Il n’y aura pas de prochaine fois.
— Moi, j’accepte que tu t’en ailles, même si ça ne me plaît pas…
— C’est différent. Je ne risque pas ma vie.
— Moi non plus.
— Les loups-garous représentent un danger.
— Je ne suis pas d’accord.
— Ce n’est pas négociable, Bella.
— Je ne suis pas en train de négocier, Edward !
De nouveau, il serra les poings.
— Par ailleurs, je me demande si tes réticences ne sont dues qu’à ton souci de ma sécurité, enchaînai-je.
— Pardon ?
— Tu n’es pas… Tu devines qu’il serait idiot d’être jaloux de lui, n’est-ce pas ?
— Ah bon ?
— Sois sérieux !
— Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux.
— Alors, ton attitude relève juste de stupidités du genre « les vampires et les loups-garous seront toujours ennemis » ? D’une rivalité alimentée par la testostérone qui te…
— C’est toi qui m’importes ! me coupa-t-il, furibond. Ma seule préoccupation, c’est que tu restes indemne.
Le feu noir de ses yeux prouvait qu’il était sincère.
— D’accord. Une chose cependant : ne compte pas sur moi pour prendre parti dans vos querelles imbéciles. J’opte pour la neutralité. Je suis la Suisse, dans ce conflit. Je refuse de prendre en compte des chamailleries d’ordre territorial entre créatures mythiques. Jacob fait partie de ma famille. Toi, tu es l’amour de ma vie. Si je puis m’exprimer ainsi, car j’ai bien l’intention de t’aimer plus longtemps que cela. Vampires, loups-garous, aucune importance. Et si Angela se transforme en sorcière, je continuerai à la fréquenter.
Il me contempla d’un air mauvais sans piper mot.
— Je suis neutre, répétai-je.
— Bella…, commença-t-il avant de s’interrompre en plissant le nez, comme gêné.
— Qu’y a-t-il encore ?
— Eh bien… sans vouloir te vexer, tu sens le chien.
Puis il m’adressa son sourire en coin, et je compris que la paix était revenue. Pour l’instant du moins.
Edward devant se rattraper suite à sa partie de chasse manquée, il m’annonça qu’il partirait le vendredi en compagnie de Jasper, d’Emmett et de Carlisle, quelque part dans une réserve naturelle de Californie du Nord où la surpopulation de pumas posait problème.
Nous avions beau ne pas être parvenus à un accord concernant les loups-garous, je n’éprouvai aucune culpabilité lorsque je téléphonai à Jacob durant un de mes rares moments de liberté – entre l’instant où Edward ramena sa voiture chez lui et celui où il revint ici en grimpant par la fenêtre – pour lui annoncer que je le verrais le samedi suivant. Ce n’était pas une trahison : Edward connaissait mes intentions. Si jamais il osait démolir ma camionnette une nouvelle fois, je m’arrangerais pour que Jacob passe me chercher. Forks était un territoire neutre, comme la Suisse. Comme moi.
Lorsque, le jeudi, je quittai les cours et découvris qu’Alice, et non Edward, m’attendait dans la Volvo, je ne nourris donc aucun soupçon. La portière passager était ouverte, laissant échapper une musique que je n’identifiai pas, et les basses secouaient l’habitacle.
— Alice, salut ! criai-je pour être entendue. Où est ton frère ?
Elle chantait, une octave trop haut, en même temps que la radio. Ignorant ma question, elle se concentra sur la mélodie. Je grimpai à côté d’elle, claquai la portière et me bouchai les oreilles. Souriant, elle baissa le volume puis, d’un seul mouvement, verrouilla les serrures et démarra en trombe.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, brusquement mal à l’aise. Et où est Edward ?
— Ils sont partis plus tôt que prévu.
— Oh !
Je tâchai de dissimuler ma déception. Cela signifiait qu’ils rentreraient également plus tôt que prévu.
— Comme les garçons ont fichu le camp, nous avons décidé d’organiser une soirée entre filles ! annonça Alice, ravie.
— Quoi ? m’écriai-je, carrément soupçonneuse, à présent.
— Ça ne te fait pas plaisir ?
— C’est un enlèvement ou je ne m’y connais pas, rétorquai-je, amère.
— Exact ! s’esclaffa-t-elle. Tu es ma prisonnière jusqu’à samedi. Esmé s’est déjà arrangée avec Charlie. Tu passeras deux nuits à la maison, c’est moi qui t’accompagnerai au lycée.
Je me détournai, en proie à une colère grandissante.
— Désolée, poursuivit-elle sur un ton qui laissait entendre le contraire. Il m’a soudoyée.
— Combien t’a-t-il payée ?
— La Porsche ! s’exclama-t-elle joyeusement. Le même modèle que celui que j’ai volé en Italie. Je ne suis pas censée la conduire ici, elle est trop voyante, mais nous pourrions l’essayer, histoire de voir combien de temps nous mettons pour rallier Los Angeles. À mon avis, nous devrions être rentrées avant minuit.
— Non merci, répliquai-je en réprimant un frisson.
Nous bifurquâmes dans l’allée, trop vite comme toujours, et Alice s’arrêta devant le garage. Une Porsche flambant neuve, jaune canari, était en effet parquée entre l’énorme Jeep d’Emmett et le coupé rouge de Rosalie. Sautant gracieusement à terre, Alice alla caresser l’aile rutilante de son pot-de-vin.
— Jolie, non ?
— Il t’a offert cet engin uniquement pour me retenir en otage deux jours ?
Elle m’adressa une grimace, et l’horrible vérité s’imposa à moi.
— C’est pour chaque fois qu’il s’absentera ? hurlai-je, effarée.
Elle acquiesça. Claquant ma portière, je me dirigeai à grands pas vers la maison. Alice m’escorta, guillerette, absolument étrangère à tout remords.
— Tu ne trouves pas qu’il exagère ? repris-je. Qu’il se montre un tantinet psychotique ?
— Non. Tu n’as pas l’air de saisir à quel point les loups-garous sont dangereux. D’autant que je suis incapable de les voir. Tu devrais être plus prudente.
— Quelle sotte en effet ! rétorquai-je, acide. Une soirée en compagnie de vampires constitue le summum de la prudence.
— Je te promets une manucure, mains, pieds, la totale ! éluda-t-elle, primesautière.
Bien que je fusse là contre mon gré, nous passâmes un agréable moment. Esmé avait acheté un dîner italien de la meilleure qualité, directement en provenance de Port Angeles, et Alice avait loué mes films préférés. Même Rosalie participa, quoique en retrait et silencieuse. Alice tint absolument à commencer en vernissant mes orteils, et je me demandai si elle suivait une liste préalablement établie des rites incontournables d’une soirée entre filles en s’inspirant de mauvais feuilletons.
— Jusqu’à quelle heure souhaites-tu veiller ? s’enquit-elle, une fois mes ongles rouge éclatant.
Ma mauvaise humeur glissait sur son enthousiasme comme de l’eau sur les plumes d’un canard.
— J’ai l’intention de me coucher tôt, ripostai-je. J’ai cours, demain matin.
Elle fit la moue, frustrée.
— D’ailleurs, enchaînai-je en contemplant le canapé trop court, où suis-je censée dormir ? Ne serait-il pas plus simple que tu me surveilles chez moi ?
— Ce ne serait pas pareil ! protesta-t-elle, exaspérée. Et tu coucheras dans la chambre d’Edward.
Je poussai un soupir. Le divan de cuir noir qui s’y trouvait était à peine plus long que celui sur lequel j’étais assise. Mais bon, sa moquette dorée devait être assez épaisse pour offrir un lit confortable.
— Suis-je au moins autorisée à aller chercher mes affaires ?
— Je m’en suis déjà chargée.
— Ai-je le droit à un coup de fil ?
— Charlie sait que tu es ici.
— Je ne pensais pas à lui. Il faut que j’annule certains plans.
— Hum… laisse-moi réfléchir.
— S’il te plaît, Alice !
— Bon, d’accord, d’accord, marmonna-t-elle. Il n’a spécifiquement pas interdit les appels.
Elle s’éclipsa du salon, y revint une seconde plus tard avec un portable. Je composai le numéro de Jacob en priant pour qu’il ne soit pas sorti se dégourdir les pattes avec ses amis ce soir-là. J’eus de la chance, il décrocha.
— Allô ?
— Salut, Jake, c’est moi.
Alice me contempla sans expression particulière avant de rejoindre Esmé et Rosalie sur le sofa.
— Salut, Bella, murmura Jacob avec circonspection. Comment va ?
— Pas génial. Je ne pourrai pas me libérer samedi, en fin de compte.
— Foutus buveurs de sang, râla-t-il après une seconde de silence. Je le croyais absent. Tu n’as donc pas le droit de vivre un peu quand il n’est pas là ? Il t’enferme dans un cercueil ?
Je ris.
— Je ne trouve pas ça drôle, maugréa-t-il.
— Je rigole parce que tu n’es pas loin de la vérité. Il sera ici samedi, donc…
— Quoi ? Il se nourrit à Forks ?
— Non, répondis-je en retenant un élan d’irritation. Il a avancé son départ.
— Tu n’as qu’à venir tout de suite, alors ! Il n’est pas tard. Si tu préfères, je peux passer chez Charlie.
— Je n’y suis pas. Disons que… hum, on m’a enlevée.
Nouveau silence, le temps qu’il comprenne.
— Je viens te chercher avec les autres, gronda-t-il.
Retenant un frisson, je m’obligeai à parler d’une voix légère.
— Tentant. Figure-toi qu’on m’a torturée. Alice m’a verni les ongles de doigts de pied.
— Je ne rigole pas.
— Tu devrais. Ils cherchent juste à me protéger.
Il grommela.
— D’accord, c’est idiot, mais ça part d’un bon sentiment, le calmai-je.
— Tu parles !
— Excuse-moi pour samedi. Je vais me coucher, là, mais je te rappelle très vite.
— Tu es sûre qu’ils t’auront libérée ?
— Non. Bonne nuit, Jake.
— À plus.
Alice se matérialisa brusquement à mon côté et tendit la main pour récupérer son téléphone. Je composai déjà un nouveau numéro, qu’elle identifia.
— Je ne pense pas qu’il ait son mobile sur lui, fit-elle remarquer.
— Je laisserai un message.
Il y eut quatre tonalités, puis un bip. Pas de mots de bienvenue.
— Tu as des ennuis, mon pote, articulai-je lentement en insistant sur chaque syllabe. De gros ennuis. Les grizzlis enragés te paraîtront adorables quand tu verras ce qui t’attend à ton retour.
Je coupai brutalement et déposai l’appareil dans les doigts d’Alice.
— J’en ai terminé, annonçai-je.
— Finalement, c’est marrant de prendre quelqu’un en otage, commenta-t-elle, hilare.
— Je monte, décrétai-je sèchement.
Elle me suivit dans l’escalier.
— Écoute, soupirai-je, je n’ai pas l’intention de filer. De toute façon, tu le saurais et tu me rattraperais.
— Oh ! je te montre juste où sont les choses, murmura-t-elle en jouant l’innocence.
La chambre d’Edward était située au fond du couloir, au dernier étage. Il m’aurait été difficile de ne pas la trouver, même si l’immense maison m’avait été moins familière. J’allumai la lumière, m’arrêtai, interdite. M’étais-je trompée de porte ? Alice sourit. Non, c’était la bonne pièce, si ce n’est que les meubles avaient été déplacés. Le canapé avait été poussé contre le mur et la chaîne posée contre les étagères de CD afin de libérer une place suffisante et d’installer un lit colossal qui dominait à présent le centre de la chambre. La paroi exposée au sud, tout en verre, reflétait la scène, la faisant paraître deux fois plus grande – et pire – qu’elle ne l’était en réalité.
Tout y était : l’édredon d’un or terni, à peine plus clair que celui des murs ; le cadre noir, sculpté dans un fer forgé compliqué ; les roses de métal qui s’enroulaient en rameaux alambiqués le long des quatre montants avant de former un dais végétal. Mon pyjama était soigneusement plié au pied du lit, à côté de ma trousse de toilette.
— Nom d’un chien ! Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Tu ne t’attendais tout de même pas à ce qu’il te laisse dormir sur le divan ?
Marmonnant des paroles inintelligibles, je m’approchai et arrachai mes effets de la couche royale.
— Je te laisse, jubila Alice. À demain.
Les dents brossées, mon pyjama enfilé, je m’emparai d’un oreiller rebondi et de l’édredon doré. Je réagissais bêtement, tant pis ! Des Porsche en guise de dessous-de-table, des lits gigantesques où personne ne dormait – tout cela était plus qu’agaçant. J’éteignis la lumière et me blottis sur le canapé, quoique trop énervée pour céder au sommeil.
Dans l’obscurité, le pan de fenêtre avait cessé d’être un miroir noir. Derrière les vitres, la lune illuminait les nuages. Mes yeux s’ajustèrent au noir, et je distinguai la cime des arbres ainsi qu’un pan de la rivière. J’en fixai le ruban argenté, attendant que mes paupières se ferment.
Soudain, on frappa à la porte.
— Quoi encore, Alice ? pestai-je, sur la défensive, imaginant déjà son amusement quand elle découvrirait mon campement.
— C’est moi, murmura Rosalie en entrebâillant le battant. Je peux entrer ?